Le corps du poète

Nassia Linardou

Georges Séféris, le poète nobéliste grec qui prônait l’hellénisme de la langue, aimait à répéter dans ses Essais que la poésie s’apparente au souffle humain –un souffle court, quel malheur pour l’être humain ! Séféris établissait un lien vital entre l’expression langagière qu’est la poésie et le corps humain. Il ajoutait d’ailleurs que ce qui s’y sent serait le rythme lié au mot comme chargé d’une émotion spéciale. Sensibilité, émotion voire impression sensorielle sont les effets qu’il disait éprouver dans le corps à corps avec la langue. Sur ces effets s’est surimprimée la marque de la Grande Catastrophe et de l’incendie de Smyrne par les Turcs en septembre 1922. Séféris la qualifiait de « tragédie sans catharsis ».

Une décision précoce l’a conduit à consacrer toute sa libido et toute l’intensité de sa poésie à la res graeca contemporaine. Tout poète authentique, dit-il, fait l’expérience particulière du « frisson langagier » qu’éveille « la présence de la langue » sur le corps même. Véritable événement de corps, dira-t-on, l’effet est précoce. Lui seul permet que surgisse la vérité poétique. La poésie, la pouasie[1], est « effet de sens, mais aussi bien effet de trou »[2]. Effet de trou et événement de corps sont solidaires. Chez Séféris le frisson langagier a pu recevoir autant de noms qui ont hanté sa poésie. C’est la mer dont il fait « une expérience vitale essentielle ». C’est aussi la lumière grecque qui l’enchante, l’entraîne, le transporte, l’humanise, le persécute et dont il fait sa question : « Au fond je suis question de lumière »[3]. Séféris confiait aimer beaucoup la voix humaine. Seul, il avait coutume de réciter longuement des poèmes. Il insista pour dire « la magie » qu’exerçait le récit par les aèdes antiques des rhapsodies où le mot ne se vocalise que pour céder aussitôt la place à celui qui suit laissant opérer essentiellement l’effet rythmique. Ainsi le corps du poète se fait porteur  d’une libido bien spéciale. Le poème n’est pas seulement écriture. Il est d’abord voix : la voix comme ce qui reste du signifiant quand il est vidé du sens.


Références

[1] Léon-Paul Fargue, « Air du poète », Ludions.

[2] Jacques Lacan, « Vers un signifiant nouveau », Ornicar ? 17/18, p. 21.

[3] Georges Séféris, Trois poèmes secrets.