Bénédiction et image

Rachel Frumkin

« Et l’Éternel vous parla du milieu de ces feux; vous entendiez le son des paroles, mais vous ne perceviez aucune image, rien qu'une voix ». (Le Deutéronome, Chapitre 4, 12)

Ce verset insiste sur deux des idées centrales du judaïsme: d’une part, la négation de l’image ; d’autre part, l’omniprésence de la voix. Dans son séminaire XVI, chapitre XVI, Lacan expose: “…nulle part le sujet n’est plus intéressé à l’Autre que par cet objet a-là ”, c’est-à-dire, la voix.

L’effacement de tout autre objet que la voix, en particulier de l’image, confère à celle-ci une immense puissance. C’est ainsi que Dieu en devient d’autant plus signifiant-maître.

Dans le judaïsme, les signifiants sont utilisés pour renforcer l’évitement de l’image et accentuer la centralité de l’abstraction. Quand j’étais enfant, la journée était rythmée de signifiants à travers les bénédictions et les prières. Dans les prières, la signification prévaut. Ainsi, ai-je appris à prier et à lire en même temps.

Dans le Talmud, il est écrit à propos des bénédictions que l’on prononce avant de manger et de boire: “il est interdit à l’homme de jouir de ce monde sans bénédiction” (Talmud de Babylone, Berachot 31a). Contrairement aux prières, l’intention et la signification sont d’une moindre importance lors de la prononciation des bénédictions. Non seulement celles-ci précèdent l’acte de manger, mais a fortiori elles deviennent aussi nécessaires que la nourriture elle-même. J’ai appris à bénir avant même de savoir lire, et cela sans comprendre la signification des mots eux-mêmes. Pour moi, les bénédictions n'étaient pas plus écrites qu’elles n’avaient de sens. Les mots qui les composent n’étaient que des sons démunis de sens qui marquaient le corps et ainsi produisaient de la jouissance.

Quand j’ai voulu faire de l’art, au lieu d’images, m’apparurent des mots, me bloquant ainsi la voie de la création visuelle. Les mots m’entouraient d’une telle façon que je ne parvenais pas à les différencier de moi-même. Pour créer, j’ai eu besoin de me différencier des mots et de puiser dans ce qui m’est singulier. Les bénédictions se tenaient là, prêtes à être dites à tout moment, et leur existence m’empêchait de placer l’objet dans l’œuvre. J’ai eu besoin de m’extraire de l’objet de la voix qui s’incarnait dans les bénédictions et qui prenait toute la place, afin de trouver ma propre voix et ainsi, créer. Pour m’en extraire, il m’a fallu arrêter de prononcer les bénédictions, ce qui était devenu automatique pour moi. C’est alors que l’image m’apparut. C’est par cet acte délibéré d’oubli que je suis parvenue à transformer la jouissance de l’holophrase, propre à la bénédiction, en l’image, propre à l’acte artistique.

 

Ce texte a été écrit dans le cadre du cartel “Effets de mortification et animation”, qui a eu lieu le novembre 2020 – avril 2021, avec Danielle Weil, Omri Ofek Luzon, Hadass Svirsky et Susana Huler (plus 1)