« Buster »

Lieve Billiet

Né Joseph Francis Keaton, c’est à une formidable dégringolade (buster) à l’âge de six mois, du haut d’un escalier, dont il sort sans la moindre blessure, qu’il doit son nom d’artiste[1]. Scène inaugurale, rencontre d’un signifiant et d’une expérience de corps, fixant une expérience de jouissance en l’articulant à une fiction d’invulnérabilité.

Tout jeune, il intègre le théâtre de vaudeville de ses parents et emmènera Les trois Keatons à un succès inouï. Affiché comme “serpillière humaine”, “projectile humain”, ou encore “Le garçon qui ne peut être blessé”, il y est l’objet des manipulations de son père. Celui-ci le jette dans la fosse d’orchestre, l’emploie comme chiffon à poussière, sac à patates ou ballon de foot[2]. Et tout en s’amusant, selon son propre dire, plus il garde le visage impassible, plus les spectateurs rient. Cela lui vaudra cet autre nom : The Great Stone Face.  Maltraité par son père “pour rire”, jeté comme la bobine du Fort-Da, c’est bien un “message de jouissance” qui est à l’avant-plan et non un message d’amour[3]. Une jouissance qui ne se localise pas dans l’image du corps, et qui n’est pas negativée par la castration.

A 21 ans, il part à New York où Roscoe Arbuckle lui apprendra tout sur la construction d’un film et le maniement de la caméra. Le style de ses propres films, 19 court-métrages et 12 long-métrages, se démarquera pourtant nettement du style de son maître.  A la profusion et l’éclatement narratif de la majorité des films de Fatty s’oppose la rigueur, l’unité, la limpidité des films de Keaton, merveilles de rythme, de logique et de géométrie[4]. Il développera « un style unique, fondé sur la virtuosité d’un corps en mouvement, éprouvé, en plans d’ensemble, par un espace qu’il peine à dominer »[5]. Impassible et infatigable, aux prises avec un monde, avec les objets et les autres, le héros keatonien, pragmatique, s’adapte, et par là triomphe[6].

Refusant de se faire doubler par un stuntman pour des exploits extraordinaires, il échappera de peu à la mort à plusieurs reprises lors des tournages. Non pas forcément aux accidents. Seulement, la fracture d’une vertèbre cervicale ne sera découverte que des années plus tard et par hasard lors d’une radiographie.

Keaton réussira à élever un escabeau ce qu’il a de plus singulier, jusqu’à ce qu’un nouveau style de gestion chez MGM se soldera par la perte de toute indépendance. Privé de son style, de son personnage, de sa méthode de travail, on ne retrouvera plus rien de son génie dans tout ce qui suivra. 


Références

[1] B. Keaton & C. Samuels, My wonderful world of slapstick, Da Capo Press, 1982, p. 20

[2] S. Goudet, Buster Keaton, Cahiers du Cinéma, Paris, 2007, p. 12

[3] J.-A. Miller, L’image du corps en psychanalyse, La Cause freudienne, 68, p. 95

[4] S. Goudet, o.c. , p. 19

[5] Ibid., p. 9

[6] J.-P. Coursodon, Buster Keaton, Paris, Atlas/Pierre Lerminier, 1986