La jouissance d'Anna

Joanne Conway

 

Nous connaissons bien le beau rêve de la petite Anna Freud, qui à 19 mois, privée de ses fraises bien-aimées, organise un parfait banquet de gourmandises dans le but de renverser la loi qui les interdisait. Mais arrêtons-nous là un instant. Freud nous dit que les rêves de l’enfance sont ceux qui n’ont pas l’action répressive et déformante du processus secondaire à l’œuvre dans les rêves d’adulte. Simple réalisation d’un souhait dans le cas de l’enfant, lecture facile d’un désir qui va droit à l’objet, comme le dit Lacan. Cependant, ce n'est pas une formation pure et simple de l'inconscient, mais plutôt une production d'un inconscient en formation, et cela mérite l'attention.

Freud connaît ce rêve parce qu'il est parlé à haute voix par Anna pendant son sommeil. Freud a souligné, dans le chapitre 7 de L’interprétation des rêves, que le rôle du processus primaire, -  le principe du plaisir, - est d'opérer dans un premier temps un clivage entre l’hallucination (Vorstellungen) et la réalité qui doit trouver les moyens de s'imposer à cette jouissance autistique.

Dans ce « rêve articulé », Anna affamée n'est pas réveillée par l'action du processus secondaire. Ce que l'on rencontre ici, c'est plutôt la véritable jouissance de la parole elle-même, un mode de jouissance dont Anna ne sait rien et dans lequel elle aussi est un objet de jouissance. Elle est au menu pour ainsi dire, à la fois comme un nom à apprécier (Anna F.eud) et via son corps pris par la parole. Ce qui a été refusé à Anna en termes de satisfaction de consommer ses fraises trouve, via l'articulation d'une série de signifiants, une satisfaction de substitution à la pulsion orale. En fait, il n’est pas facile d’analyser ce rêve - on ne sait rien de ses images ou s'il y a des images associées. Ce qu'il y a, ce sont des signifiants, des Niederschreiben articulés et appréciés comme une source de satisfaction, appartenant au processus primaire. Lacan lui-même note que « l'émergence d'hallucinations par lesquelles le processus primaire […] trouve sa satisfaction concerne non pas simplement une image, mais quelque chose qui est un signifiant »[1]. Ce « rêve » s'apparente davantage à ce que Lacan précise en termes d'hallucination verbale : « […] les hallucinations verbales ou de structure verbale, c'est-à-dire dans l'intrusion, […], non pas d'une image, non pas d'un fantasme, non pas de ce que supporterait souvent simplement un processus hallucinatoire.  Mais […] il s'agit de signifiants » [2]

Le signifiant Anna n'est pas encore séparé, mais comme indexé par la façon dont son nom apparaît dans la série (il est incorporé mais non séparé)[3]. Pour Lacan, quelque chose n'est pas précipité de la structure, l'objet n'est pas encore tombé. L'Autre existe pour Anna, elle parle et se parle, mais ce n'est pas le désir d'un sujet divisé par rapport à un Autre barré[4], un sujet qui désire ce qui est interdit, mais c'est un acte de parole (un événement jouissance) qui est de l'ordre du parlêtre, de ce qui jouit en soi. Quelque chose apprécie Anna F-eud, son corps jouit par le signifiant, et le signifiant lui-même est un moyen de satisfaction de la pulsion orale via l'articulation des objets qui lui sont associés. Anna ne se réveille pas affamée, ne demande pas de nourriture, mais elle est plutôt captive, consommée et appréciée par le réel du signifiant. Voici un corps parasité par le langage, qui se jouit au-delà du sujet. Ce n’est pas la jouissance du sujet, mais celle du signifiant lui-même et des pulsions du corps. Ce rêve conduit à la jouissance du signifiant sans laquelle il n'y a pas d'événement de corps.

 

Traduit par Dominique Gentes


Références

[1] Lacan, J.,  Le Séminaire, livre VI,  Le désir et son interprétation, Paris, La Martinière – Le Champ freudien éditeur, 2013, p. 69.

[2] Ibid., p. 70.

[3] Pour Freud, le nom d'Anna apparaît à la fois comme prise de possession et comme défi envers l'Autre. Mais ici il n’y a pas encore de sujet divisé - le nom d’Anna comme signifiant est incorporé - comme support de l’image,  de l’ego, mais elle y est « apposée ». Il ne lui est pas encore possible de se faire à la fois sujet et objet d'une phrase, c'est-à-dire s <> a est non construit.

[4] Il y a peut-être de la censure, mais pas de répression.