Entre langage et corps

Theodor Valamoutopoulos

 

Nous n’allons pas nous retrouver présents en corps [en français dans le texte]  pour notre congrès annuel cette année. Nous allons témoigner des effets du langage sur le corps via l’ image et la voix.

Il est difficile de discerner la voix en tant qu’objet. La voix semble être partout; nous sommes perpétuellement exposés à une aura acoustique urbaine, un pot-pourri de cris, de bavardages, de rires et d’actualités de la radio. 

Certes, l’anatomie humaine s’est développée de façon à ce que nous devenions des êtres qui écoutent. L’oreille est un orifice qui ne se ferme pas. « C’est parce que le corps a quelques orifices, dont le plus important est l’oreille, parce qu’elle ne peut se boucher, se clore, se fermer. C’est par ce biais que répond, dans le corps, ce que j’ai appelé la voix ».[1]

Néanmoins il a fallu Lacan et son «accointance» avec «les voix égarées de la psychose»[2] pour que cet objet-voix s’ajoute à la liste des objets freudiens. Comment devons-nous parler de la voix en tant qu’objet pulsionnel, muet selon la définition de Freud? Ni organe ni fonction biologique, mais «objet réel en tant que partie élément de l’ objet symbolique» [3] qu’est le discours? 

L’inférence logique de la voix semble la situer partout. Elle est la part du signifiant qui ne contribue pas à faire sens[4].

La voix est hors sens et elle n’est pas dans le registre sonore. La voix est aphone pour autant qu’elle évacue toutes ses propriétés acoustiques qui pourraient lui donner du sens. 

On est non seulement exposé à la voix mais aussi exposé par la voix.  L’absurdité ou l’effet redoutable de nos associations nous surprend sur le divan. Qu’est-ce que le lapsus sinon le mauvais signifiant exprimé par la voix? C’est aussi un acte de parole. 

La voix anime la lettre morte de la loi[5]. La justice a besoin de témoins, d’accusateurs et d’accusés qui soient réellement présents, de façon à ajouter une voix à une excuse, à un appel ou à un verdict. 

« La voix répond à ce qui se dit, mais elle ne peut pas en répondre. Autrement dit, pour qu’elle réponde, nous devons incorporer la voix comme l’altérité de ce qui se dit ».[6] C’est bien pour cela que notre voix nous apparaît étrangère,détachée de nous, comme nous le montrent nos messages enregistrés sur un répondeur.

Or, la voix apparaît dans sa dimension d’objet quand elle vient de l’Autre et qu’elle m’attache à l’Autre. Elle fait tenir ensemble le corps et le langage, tout en étant ni l’un ni l’autre. Elle est une fonction de la chaîne signifiante, équivalente à l’énonciation. Indépendamment de la demande et de l’ouverture à l’énigme du désir de l’Autre, elle contient une charge de jouissance.[7] « Ce n’est pas la voix, ce n’est pas sans la voix, c’est le corps dans la voix ».[8]

Ceci est bien connu de l’enfant qui pousse un petit cri quand son père l’apostrophe en lui faisant peur, puis en rit. 

La psychanalyse le sait et donne un espace pour la voix. Vocifération et jaculation sont des modes d’interprétation qui respectent l’au-delà du sens que la jouissance et la voix partagent. C’est la voix qui fait retour dans la jaculation en tant que nouvel usage du signifiant[9]. La vocifération ajoute quelque chose à la parole.  Elle ajoute la valeur, la dimension et le poids de la voix[10].

 

Translated by Eva Sophie Reinhofer

Reviewed by Frank Rollier


Références

[1] Lacan, J., Le Sinthome. Séminaire XXIII. 18.11.1975. Paris: Seuil, 2005, p. 17.

[2] Lacan, J., L’Angoisse. Séminaire X. 22.5.1963Paris: Seuil, 2004, p. 291.

[3] Lacan, J.,, Livre IV: La relation d’objet et les structures freudiennes. Paris:  Seuil, p. 175.

[4] Miller, J.-A., “Jacques Lacan and the Voice”. In: Veronique Voruz; Bogdan Wolf, The Later Lacan. An Introduction. Albany, NY, 2007.

[5] Dolar, Mladen, A Voice and Nothing More. Cambridge, MA: MIT Press, 2006.

[6] Lacan, J., L’Angoisse. Séminaire X. 5.6.1963. Paris: Seuil, 2004, p. 318.

[7] Miller, J.-A., “Jacques Lacan and the Voice”. In: Veronique Voruz; Bogdan Wolf, The Later Lacan. An Introduction. Albany, NY, 2007, p. 144-145.

[8] Dupont, Laurent, “Formation of the Analyst, the End of Analysis”. Psychoanalytic Notebooks, Issue 36. 

[9] Laurent, Éric, “Interprétation: de la vérité à l’évènement.” Argument pour le 2020 Congrès du NLS.

[10] Miller, Jacques-Alain, “Lacanian Biology and the Event of the Body”, Lacanian Ink, Issue 18.